EXTRAIT 3

L'opposition normal / pathologique

Ce thème a été le sujet d'une célèbre thèse de médecine, celle qu'a soutenue en 1943 devant des maîtres strasbourgeois le philosophe Georges Canguilhem mais qu'il avait commencée pendant son séjour à Toulouse. Canguilhem cite une fois le texte de « l'Homme et ses maux ». Plusieurs idées sont proches de celles de Marcel Sendrail :

Mal de Fracastor : Frontispice de Barthélémiy Steber

•  1° Il part d'une critique de Claude Bernard, de son approche objective.

•  2° il recentre sur le malade : si les malades n'appelaient pas le médecin, il n'y aurait pas de médecine.

•  3° La nécessité de comprendre l'organisme comme un tout.

•  4° Le caractère particulier de la vie : la vie est normative.

Comme Marcel Sendrail, Georges Canguilhem conçoit que le pathologique est une normalité différente mais il tient à marquer un seuil : la maladie est différente de la santé car elle implique une lutte pour conserver la vie et parce que le malade a conscience d'un changement par rapport à sa vie habituelle et par rapport aux autres. Tandis que Marcel Sendrail se plaît à souligner la continuité en nous de la morbidité et rejoint Molière et Jules Romains pour voir dans tout bien portant « un malade qui s'ignore ».

La maladie : un autre mode de normalité.

Ainsi même le fortuit se prépare, même le contingent s'inclut dans une suite nécessaire. Il convient du reste de souligner un fait à la signification duquel on ne se montre pas assez attentif. C'est que la maladie est prévue dans le plan de notre physiologie. L'organisme dispose de fonctions normales adaptées à l'état morbide et il trouve à tout instant sujet d'exercer ces fonctions spécialisées. Il est capable de réparer spontanément ses tissus, de restaurer en peu de semaines la continuité de son squelette, de colmater en peu de minutes les brèches de ses vaisseaux. Il détient de riches réserves de glycogène ou de graisses, beaucoup plus riches que ne l'exigerait une santé continue. Son coeur, ses appareils d'élimination, ses glandes sécrétoires sont construits pour satisfaire à des besoins dont seule la maladie vient justifier l'importance. Nous connaissons des formations anatomiques, comme le système lymphatique ou le système réticulo-endo-thélial, qui n'acquièrent leur raison d'être que dans la lutte contre les facteurs morbifiques. Mais, où l'on découvre une véritable organisation permanente de nos moyens en vue de l'éventuel pathologique, c'est dans la fonction phagocytaire, dans le mécanisme d'élaboration des anticorps, dans tout le dispositif humoral et cellulaire de l'immunité dont chaque instant de notre durée permet de mesurer la cohésion merveilleuse et l'exacte vigilance. Le morbide n'est donc pas une négation du normal, il est l'une de ses expressions. Santé et maladie sont toutes deux de la vie. Nul homme qui n'ait de quoi composer instantanément en soi un malade et, lorsqu'une des plus hautes autorités médicales de notre temps, le D r Knock, proclame qu' « un bien portant est un malade qui s'ignore », pour voir là une bouffonnerie, il ne faut rien connaître des réalités biologiques.

Nous contenons nos maux futurs et nous contenons aussi nos maux passés. Aucune maladie ne guérit; j'entends par là qu'aucune ne laisse absolument l'organisme tel qu'elle l'avait trouvé. Certaines le rendent réfractaire à une atteinte ultérieure. D'autres, il est vrai, s'attestent capables de récidiver, mais impriment presque toujours dans nos humeurs des souvenirs indélébiles de leurs passages successifs : ne savons-nous pas que la moindre particule introduite dans notre milieu intérieur, fût-ce la banale ampoule de sérum antitétanique dont on se montre si prodigue, marque en nous pour le restant de nos jours? Il y a enfin des maladies, comme la tuberculose, la syphilis, les affec tions à protozoaires, qui établissent à la longue une sorte de régime de compromis, par lequel le mal s'acclimate définitivement dans un organisme pourtant valide.

La maladie devient donc un phénomène que la vie entière prépare, que la vie entière répercute. Par la maladie, l'homme se découvre simultanéité et non point succession. Par la maladie, il est un, un avec toutes ses cellules, nous l'avons vu, un aussi avec toutes ses secondes. Le médecin se condamnerait à l'impuissance, qui dans son patient ne voudrait traiter que le moment et se refuserait à pousser son enquête jusqu'à une minutieuse «  recherche du temps perdu ».

La maladie : un reflet de la personnalité biologique

Il nous est permis maintenant de donner tout son sens à la véritable subversion de doctrine grâce à laquelle la maladie cesse de nous apparaître comme une lésion liée au hasard d'une causalité extérieure, pour devenir un trouble fonctionnel intrinsèque, com mandé par une nécessité propre à chaque individu. Au concept d'agression tend à se substituer celui de création interne, de création originale. Chaque organisme « invente » sa pathologie. Par le morbide, comme par le normal, s'exprime la personnalité biologique. Un même courant, le courant vital, entraîne, combine, dirige à sa propre fin processus de santé et processus de maladie.

Certes nous reconnaissons encore dans tout acte morbide un conflit. Mais ce conflit, nous ne le situons plus entre l'homme et son milieu, nous le situons surtout au-dedans même de l'homme. Il oppose en nous un principe par lequel notre être physiologique tend à persévérer dans son être et un principe de dégénérescence et de désagrégation. (…)

Et une arme entre les mains du médecin

La maladie, gardons-nous de l'oublier, ne se confond pas avec le mal. Tout nous montre en elle, au contraire, l'expression d'une lutte contre le mal. Elle traduit un effort de compensation. Elle dresse devant les pouvoirs de la mort l'élan tutélaire de ce que la sagesse hippocratique appelait si justement la « nature médicatrice ».

Cette signification favorable des réactions morbides, nous en sommes à tel point persuadés, nous, médecins, que nous n'hésitons pas à nous faire, le cas échéant, pour le bien de nos patients, des instigateurs de maladies. Nous déposons délibérément sur le bras d'un enfant sain la lymphe vaccinale, qui va développer en lui une éruption fébrile et pustuleuse. Nous infusons dans les veines de nos paralytiques généraux l'hématozoaire de la malaria. Nous faisons absorber par nos pléthoriques des larves de vers ankylostomes. Nous déclenchons chez nos déments l'orage convulsif et le coma de l'hypoglycémie. Par l'exérèse chirurgicale de leur thyroïde, nous transformons nos asystoliques en myxœdémateux. Les poisons, les venins, les cultures microbiennes, les colloïdes, tout ce que l'organisme rejette et qui provoque de sa part un sursaut salutaire, voilà nos auxiliaires les meilleurs. La maladie est devenue une arme entre les mains du médecin. Il y a des maladies qui sauvent.

L'homme et ses maux in Le Serpent et le Miroir, pages 158-159 et 164-166.