Tout nous laisse pressentir que la vie est orientée, qu'elle va quelque part et la maladie exerce sa fonction irremplaçable dans cet ordre ascensionnel du monde créé.
En deçà de ce sens étendu aux limites cosmiques du vivant, nous avons voulu pour notre part nous attacher au sens humain de la maladie. Nous avons poursuivi le dessein de montrer par quelles secrètes opérations elle se mêle à la substance de l'homme, à sa durée, à son individualité. Encore n'avons-nous ici parlé qu'en médecin. Mais les malades eux-mêmes ont aussi sur ce sujet beaucoup à nous apprendre, nous l'avons dit ailleurs. Il suffit du témoignage de ceux qui ont passé par la souffrance ou la dégradation physiques, pour savoir qu'elles ont proposé parfois aux cœurs bien nés d'incomparables instruments de découverte spirituelle. Combien de nos patients nous confient, l'épreuve accomplie, qu'ils eussent regretté de ne l'avoir pas connue ! Elle exerce le meilleur de l'homme, lui permet de mesurer ses pouvoirs et ses ressources, le contraint à toucher au fond de soi-même. Elle lui enseigne le respect de la douleur d'autrui, la miséricorde, l'espérance. Elle est au plus haut degré un fait humain. Imaginer une humanité sans maladies, un peuple d'âge d'or, ignorant de la déchéance ou du tourment, paraît aussi vain que d'imaginer une terre sans saisons ni météores. Ce sont nos vicissitudes qui nous font hommes.
Le Serpent et le miroir, page167
Marcel Sendrail revient sur ce thème dans d'autres chapitres du même livre :
La maladie est souvent instauratrice de plus saines valeurs morales : elle fait le silence au fond de nous ; entre le factice quotidien et les seules réalités, elle établit une échelle authentique des valeurs ; elle enseigne chacun à se comprendre et comprendre le sens des choses. Au fur et à mesure que le corps se dégrade et que ses forces fléchissent, l'âme résout ses contradictions, abolit ses haines et ses peurs, découvre un ordre, accède à une plénitude. Une cité nouvelle s'édifie sur les ruines de la cité de chair et de ses propres matériaux, et le malade songe, comme, entre tant, l'a dit Hölderlin, « combien il y a pour lui de salut au milieu des souffrances »,
Wie so selig doch auch mitten im Leide mir ist.
Hygie et Psychè, Le Serpent et le miroir, page 174
Rien n'isole autant que la maladie. Rien ne rend plus pressant pour tout homme le devoir d'être fidèle à son exigence propre et rien ne le rend plus difficile. Elle ranime en chacun le sens de son drame existentiel. Le malade éprouve à la fois le besoin de satisfaire hâtivement à son unique destin et l'angoisse de n'y point parvenir et de rester à jamais dans l'inachèvement. Il suffit pourtant quelquefois d'un regard ami ou d'une insensible adjuration pour arrêter à son flanc ouvert la fuite de sa substance et pour lui restituer un instant la plénitude de sa vie vécue. Rilke ne pouvait se soustraire à l'étrange aimantation de la souffrance. Il rôdait autour des guichets de l'Hôtel-Dieu, suivait dans la rue l'aveugle ou l'épileptique en instance de crise, se mêlait aux consultants de la Salpêtrière, anxieux de secourir par la seule offrande de soi et d'apporter à la détresse entrevue l'assistance de sa brûlante faiblesse.
Rilke au pays de tourment, Le Serpent et le miroir, pages 133-134