Extrait 2 :

Le malade et la maladie au centre de l'humanisme médical

Marcel Sendrail réagit contre la médecine du XIXe siècle qui présentait la maladie comme «  une lésion provoquée par un parasitisme accidentel  ». Le souci de l'objectivité avait conduit à ignorer le point de vue du malade. Une conception moins abstraite de la maladie, dans la lignée des apports de René Leriche et Charles Nicolle, rend au malade la place centrale. Marcel Sendrail a développé sa conception de la maladie dans la conférence prononcée lors de la rentrée de l'Université de Toulouse en novembre 1943 qui est reprise dans « Le Serpent et le Miroir » sous le titre «  L'Homme et ses maux  » 

La maladie n'est-elle qu'un parasitisme et le médecin, un dompteur de microbes ?

Cette souffrance que nous sentons illusoirement mêlée à notre substance, elle est en vérité si bien distincte de nous-mêmes qu'elle prend en nous la figure d'un être ou d'une collection d'êtres dont nous pouvons décrire les aspects et les mœurs. Ainsi nos prédécesseurs, qui ne laissaient pas cependant de se gausser des diableries médiévales, ont-ils restauré à leur manière le concept de possession. Mais les démons de cette démonologie moderne n'ont plus nom comme jadis Belphégor ou Asmodée ; ils ont nom streptocoque, tréponème, bacille de Koch. On sait en effet le rôle prépondérant, je dirai même exclusif, que les systèmes inspirés par les découvertes pastoriennes furent amenés naguère à prêter, dans la genèse de nos maux, aux virus, aux bactéries, aux protozoaires, à mille créatures, petites ou grosses, échappées aux classifications des naturalistes, à toute une ménagerie invisible et monstrueuse à la fois. L'histoire de la maladie se résume dans un parasitisme. Elle est tout entière dans cette pullulation de malfaisances animées qui nous habite et nous taraude, ce grouillement vorace au fond de notre être le plus secret. Les formes cliniques mêmes de la maladie sont commandées uniquement par les différences spécifiques des germes ou les modalités de leur agression. Dès lors, pressé par le développement sans cesse plus angoissant de cette tragédie microbienne, qui désormais, qui songerait au malade? Son organisme n'offre pas plus d'intérêt pour le médecin que, pour le chimiste, le ballon où s'opère une réaction. Que nous importent ses susceptibilités singulières, les habitudes de son système nerveux, les préférences de ses cellules, les exigences propres de ses humeurs, les caprices de son équilibre glandulaire? Que nous importent à plus forte raison ses affinités et ses appréhensions électives, ses problèmes ou ses scrupules ou ses choix, l'idée qu'il lui plaît de concevoir de son devenir temporel ou spirituel ?... Puisque le virus ignore ces superfluités, pourquoi nous, médecins, nous montrerions-nous plus curieux? Et n'est-ce point assez pour accaparer nos zèles que notre office de dompteurs ou de charmeurs de microbes?

Il n'y a pas difficulté à conclure et l'on entrevoit, qui se dégage de la pensée médicale du xix e siècle, une formule où s'est satisfait pleinement son génie épris d'évidences à portée de la main et où se retrouve cette combinaison de mécanicisme et de recours au hasard dont se forma si ingénument sa philosophie : La maladie est une lésion provoquée par un parasitisme accidentel.

Qu'en est-il du malade ?

Malade, médecin, apothicaire, Toulouse, Henri Mayer, 1494

 

Et le malade, dira-t-on ?... — Le malade? Il est le porteur de cette lésion et la victime fortuite de ce parasitisme. Il subit l'assaut de forces extérieures, issues de son milieu matériel. Il ne représente rien qu'un fugitif assemblage de cellules, égaré dans un univers hostile et qui, un jour ou l'autre, doit nécessairement être absorbé par cet univers... — Mais ce malade est aussi un homme, une personne, celui-ci aujourd'hui, demain moi, vous peut-être?... — Ah ! s'il vous plaît, restons objectifs. Les temps sont révolus où les Diafoirus faisaient de mythes leur nourriture quotidienne et aimaient d'entrer en compétition avec les songe-creux, psychologues ou métaphysiciens. Nous, biologistes d'un âge scientifique, rompus au maniement du microscope, de l'électrophotomètre ou du radiotomographe, nous nous contentons de colliger des documents en vue du diagnostic et d'opposer au fait morbide une thérapeutique adéquate et spécifique. Apprenez qu'un médecin moderne doit assister au spectacle de la maladie, comme au déroulement d'un phénomène physique dont il s'efforce de scruter les lois, et aux affres du malade, comme un zoologiste aux évolutions d'une holothurie.

Dégager la maladie de son support matériel pour donner sa place au trouble fonctionnel

L'expérience clinique ayant amplement montré que la lésion n'est qu'un témoignage parmi d'autres, il devient possible de concevoir la maladie autrement qu'à travers son support matériel.

Un premier problème se pose à l'esprit de tout médecin soucieux de soumettre son expérience à une analyse critique : Quelle est dans la maladie la part de la lésion? S'il est animé d'un désir sincère du vrai, il ne saurait alors se refuser à soi-même l'aveu des innombrables déconvenues qu'il a récoltées, lorsque, sur une table d'autopsie, il a voulu vérifier la nature du mal dont il avait chez le vivant observé les effets. Combien de maladies, parmi même les plus banales ou les plus invétérées, comme un diabète, un asthme, une hypertension artérielle, un désordre endocrinien ou sympathique, ne correspondent à aucune altération décelable dans la texture de nos organes ! Combien, criminelles insaisissables, tuent sans laisser derrière elles la moindre empreinte propre à les faire reconnaître, même et surtout si elles prennent le masque d'une crise brutale, état septicémique suraigu par exemple ou choc anaphylactique, dont le passage ne se signale pas en nous par plus de traces que n'en marque sur le roc la fuite du reptile !... J'entends bien, ce disant, que l'enquête médicale ne se limite pas à prendre acte des délabrements par trop grossiers; mais c'est même en descendant au plus intime de nos cellules que souvent elle ne parvient pas à discerner les dommages les plus ténus. Ainsi s'est imposée à nous peu à peu la notion que la maladie peut être moins faite de lésions que de troubles fonctionnels qui affectent le juste comportement de nos organes sans toucher à leur structure. C'est selon les cas une glande qui ralentit ou accélère son travail au préjudice de notre équilibre interne, une sécrétion qui se tarit, un centre nerveux qui somnole ou s'exaspère, un métabolisme qui se pervertit : il n'en faut pas davantage pour que soient portées dans des retraites essentielles de nous-mêmes l'asphyxie et la mort.

Rendre sa place à la subjectivité du malade

Si la lésion est un témoignage parmi d'autres, le médecin peut concevoir des interférences fonctionnelles plus complexes : comment n'être pas frappé de voir tous les médecins et dans tous les domaines déserter les vieux concepts et, par un accord d'autant plus significatif qu'il n'émane pas d'une consigne explicite, rejeter le penser anatomique? Les premiers, les neurologues ont été .amenés à reconnaître la disproportion entre une lésion souvent exiguë, entre un bouleversement local aussi fugace que celui dont peut rendre compte le spasme d'une artériole, et l'étendue et la diversité des réactions qui vont stimuler ou sidérer les centres au plus loin de l'axe nerveux. Une aphasie, une épilepsie, un trouble du tonus ou de la sensibilité ne correspondent pas, comme on le croyait jadis, à la destruction de noyaux déterminés, mais à des systèmes complexes d'interférences fonctionnelles, où s'associent des territoires cellulaires et des faisceaux multiples et les actes nerveux sont si peu liés à des formations structurales précises qu'ils savent parfois emprunter d'autres voies, lorsque leurs conducteurs habituels deviennent inutilisables.

La pathologie du rein, la pathologie du foie qui, il y a quelque soixante ans, s'étaient crues autorisées à établir de la lésion au symptôme une dépendance rigoureuse, à leur tour ont dû renoncer à une interprétation anatomique des phénomènes morbides et, malgré les tentatives périodiquement renouvelées des fidèles de l'ancienne loi, confesser que l'exploration fonctionnelle les renseigne de façon plus précoce et plus pertinente sur les premiers cheminements du mal et sur son devenir probable que toutes les virtuosités du microscope. Les cardiologues pareillement ne s'embarrassent plus guère des considérations d'hydraulique qui longtemps furent leur unique lot ; leur vocabulaire a changé, et leur comportement aussi ; ce dont ils prennent souci désormais, c'est, par l'inscription électrique ou l'analyse pharmacologique, d'apprécier les aptitudes de la fibre cardiaque ou les ressources du tonus vasculaire, c'est encore de jauger les capacités respiratoires du sang circulant. Quoi de plus ressassé et de plus immuable en apparence que la description d'une pneumonie et de ses phases lésionnelles, sanctionnée par tant de générations de probes observateurs!... Or l'emploi conjugué des antibiotiques et de l'écran nous montre avec quelle fréquence l'évolution du processus clinique se dissocie de celle du foyer local et nous apprend à détacher nous-mêmes la maladie de son support matériel. Comment, dans une embolie pulmonaire, ne pas tout rapporter au caillot que de l'artère extrait le doigt péremptoire de l'anatomopathologiste?... Nous savons cependant aujourd'hui que plus le caillot est volumineux et moins les désordres affectent de gra­vité et que compte surtout le retentissement réflexe à distance dont sont responsables les nerfs sensibles des parois vasculaires.

Il n'est pas jusqu'à nos chirurgiens, esprits positifs entre tous pourtant et auxquels on n'en faisait pas accroire, et qui soudain s'aperçoivent de l'étrange complexité des réalités vivantes qu'ils avaient coutume de saisir au fond de nos entrailles à pleines mains. Ne les voit-on pas maintenant, lorsqu'un vaisseau est bouché, réséquer le segment oblitéré et, au mépris de toute logique mécaniste, obtenir une meilleure irrigation du membre? Ne les voit-on pas encore, devant une entorse, négliger la trop grossière évidence du délabrement articulaire, pour ne plus traiter que la douleur et donner ainsi délibérément le pas au subjectif dans le déterminisme de la guérison?

Ainsi la médecine entière s'insurge-t-elle contre la chape de matérialité sous laquelle on avait entrepris de l'ensevelir. Elle veut comprendre le corps, non plus comme un agrégat plus ou moins cohérent d'organes préformés qui au petit bonheur se sont trouvé des fonctions, mais comme l'instrument même que la vie s'est forgé en vue de l'accomplissement de ses fonctions. Expliquer les phénomènes de la vie par la structure des corps serait aussi vain que d'expliquer les dogmes d'une religion par l'architecture de ses temples. Tout au rebours, c'est la pensée créatrice du dogme qui dirige le constructeur de la cathédrale. C'est la vie qui informe le corps. C'est la maladie qui façonne la lésion.

Il n'entre certes pas dans mon propos, on le comprend bien, de nier la lésion, ni de mésestimer le bénéfice qu'un médecin peut espérer de son étude. On ne saurait croire toutefois qu'il fût superflu de souligner que l'intérêt de la lésion se restreint à la valeur d'un témoignage, un témoignage entre plusieurs autres et un témoignage généralement plus que d'autres tardif. Que dirions-nous d'un historien qui, pour juger des origines d'un conflit international, se contenterait d'examiner une à une les ruines des villes dévastées ou de jalonner le terrain des champs de bataille? Les augures du XIX e siècle médical n'ont pas voulu procéder par d'autres méthodes. Il était temps de rappeler l'ordre véritable de la nature et de rendre la primauté au sujet sur l'attribut, à l'acte sur la substance.

Les maladies ne sont pas des entités abstraites,

Si le médecin ne considère plus les maladies comme des entités indépendantes du malade, ces « fléaux parés de prestiges publicitaires, la tuberculose, le Cancer… »; il ne méconnaîtra pas l'unité de l'être humain.

Si la maladie porte essentiellement sur les fonctions, on ne peut oublier qu'il n'est guère de fonction qui ne mette en jeu une pluralité d'organes. La fonction d'assimilation des sucres par exemple, ou la fonction pigmentaire, ou encore la fonction rénovatrice des globules sanguins appellent une large collaboration entre des éléments de nous-mêmes en apparence très séparés et qui savent cependant obéir à une même sollicitation, servir un même dessein. Toutes nos cellules respirent, toutes consument, toutes excrètent. La physiologie contemporaine rend à l'être humain son unité, unité que stabilisent fortement la constance de ses humeurs, l'exacte corrélation de ses hormones, le contrôle de son système nerveux. Dès lors a-t-on encore le droit de supposer que la maladie affecte un compartiment de notre corps à l'exclusion des autres? Nos yeux s'ouvrent enfin sur le fol abus des spécialisations, qui tend à débiter nos malades en menus morceaux dont chacun est revendiqué par une discipline autonome. Seule une crise générale de l'esprit de synthèse a pu accréditer parmi nous un tel défi au sens commun. Laissons-le à ces jeunes barbaries où le perfectionnement des techniques s'efforce vainement de pallier les lacunes de la pensée. Le vieux concept hippocratique après vingt-cinq siècles garde sa pleine signification : l'homme est malade tout entier. Il suffit d'un coup d'archet maladroit pour faire vibrer tout le violon à contretemps et propager le long de toutes nos fibres la plus dangereuse musique.

Mais des réalités individuelles.

Les maladies sont moins des accidents que des réactions particulières aux circonstances. Chacun porte en soi sa future mort. La plupart des maladies, celles tout au moins dont on meurt le plus souvent, apparaissent comme des échéances. Les hommes soupçonnent-ils avec quelle assiduité, avec quel bizarre entrain, jour après jour, heure après heure, ils travaillent à l'œuvre de leur mort? Pour faire en conclusion une urémie, une asystolie, une hémorragie cérébrale, il a fallu toute une existence de menues intoxications, de fautes alimentaires chaque jour répétées, de surmenages inconscients. L'épisode ultime inscrit seulement l'addition de ces erreurs quotidiennes et de tant de complaisances à nos savoureux petits péchés. Il manifeste une usure désormais irrémédiable. Le seul exercice de la vie aboutit à l'extinction de la vie.

Le sentiment commun prête volontiers à nos corps plus de fragilité qu'il ne convient : les expérimentateurs (comme, je suppose, les meurtriers professionnels) savent qu'il n'est pas si facile de tarir d'un seul coup les sources de la vie. Chaque organisme doit faire lentement l'apprentissage de la mort. On ne mesure pas sans étonnement les longues latences nécessaires à nombre de maladies pour préparer leur éclosion. Nous connaissons des affections sans nul doute héréditaires, dont le principe assistait par conséquent à la conjonction de cellules de laquelle dérive l'individu, et qui, pour se révéler, attendent le temps des déclins, - quelquefois, comme par exemple certaines chorées chroniques, au-delà de la soixante-dixième année. Montaigne s'ébahissait d'être redevable de sa gravelle, tard venue cependant, à la « goutte de semence » dont son père l'avait engendré, longtemps avant de ressentir lui-même les premières atteintes du mal familial. Le cancer auquel succombe un sexagénaire, peut avoir pris son origine dans une segmentation défectueuse des membranes qui remonte aux premières heures de la vie embryonnaire. Chacun, à son insu, porte en soi sa future mort. Il choie, il nourrit au plus intime de son être, de ses amours, de ses misères et jusque de ses joies, cette présence taciturne qui, au jour marqué, soudain, dans le silence anxieux dont l'aube est précédée, fera du fond de la chair entendre distinctement sa voix. Il arrive au médecin de devancer cette minute, et ce n'est pas le revers le moins poignant de sa lucidité apprise que de l'exposer à découvrir par hasard, dans la rue, sur le visage d'un passant insoucieux, le stigmate qui condamne et comme la première lueur, reflet de la mauvaise aurore.

Il y a cependant, objectera-t-on, bien des maladies que rien en nous n'avait préméditées, des maladies à l'incidence desquelles nous pouvons assigner une date précise, et beaucoup gardent le souvenir d'une imprudence, d'un geste inopportun, d'une fâcheuse rencontre où ils trouvèrent l'occasion de telle mésaventure pathologique. L'occasion ?... disons plutôt le prétexte. Car nous avons vu tout à l'heure que la maladie était faite de réactions fonctionnelles. Ce qui compte, ce n'est nullement l'acte provocateur, c'est la réponse que lui donne notre organisme : en cette réponse consiste la maladie et cette réponse dépend de notre potentiel physiologique. A l'accidentel le malade oppose tout son passé. Il fait face avec la somme de ses disponibilités acquises, avec son héritage même. Un homme n'est jamais seul : il rassemble, pour aborder le monde du mal, les forces ou les tares des générations dont il est issu. Que d'aïeux ont souffert avant lui pour l'aider à souffrir!... et, quand il mène le combat dont sa vie semble l'unique enjeu, il sent des siècles de maladies qui frémissent dans sa fièvre.

« L'homme et ses maux  » in Le Serpent et le miroir , pp 146 sq