Dans sa leçon inaugurale, prononcée à l'automne 1940 au moment où il prenait possession de la chaire de Pathologie générale à la Faculté de Toulouse, Marcel Sendrail a une première fois évoqué combien est sévère l'initiation réservée à l'apprenti médecin. Ce texte figure dans le « Le Serpent et le Miroir » au chapitre intitulé « la Médecine éducatrice de l'esprit ». Nous le complèterons ci-dessous par un éditorial publié dans le Concours médical en 1975.
Pour des jeunes hommes de dix-huit ans, d'une sensibilité jusque-là préservée, les profanes imaginent mal ce que souvent représentent l'entrée à l'hôpital, à l'amphithéâtre, aux salles opératoires, le contact avec des camarades plus âgés, en général peu soucieux de précautions. Les meilleurs, qui ne sont pas nécessairement les mieux défendus, ni les moins aisément alarmés, y trouvent le sujet d'une vraie crise intérieure. Certains réagissent par une affectation de cynisme, d'autres par une fièvre de travail. Tous subissent une atteinte, une blessure même, dont la marque demeure. Nul ne sort de l'épreuve tel qu'il y pénétra. Connaît-on d'autres disciplines qui tentent, assaillent, modifient pareillement ceux qui en viennent postuler l'accès? Il est bon que tout médecin ait traversé cette zone d'insécurité. Il est bon qu'un état, dont les jouissances égalent la dignité, s'ouvre par ce porche sévère.
(…) La misère et la souffrance, pourvoyeuses des hôpitaux, ne sont pas des passantes pour lui, mais des compagnes, et qui ne se laissent pas chasser aisément. Au rebours de certains pharisiens, il n'ignore pas que des hommes ont faim, que d'autres sont nus, que d'autres sont humiliés. Il sait comme les agonisants cèdent par degrés à la nuit des fragments d'eux-mêmes. Il sait de quel pas les mères approchent les petits lits funèbres. Ses mains ont touché les fibres qui font crier. Ses investigations ont dénudé au centre de chaque cœur l'hôte inavouable, le secret personnel dont tant d'êtres portent, parfois à leur insu, la honte ou la dérision. Assurément, le problème du mal ne se pose pas à lui sous l'aspect d'une interrogation métaphysique. Dans ses veillées de garde l'interne se familiarise avec l'accident. Il apprend à lire la montée de l'angoisse sur les visages, à épier dans les catastrophes intimes les remous des consciences, les dégradations de la peur, l'affleurement des mauvais désirs, le refus total de la désespérance.
Le Serpent et le miroir, Plon, 1954, pages 20-22.
En un demi-siècle, la médecine a plus changé qu'en 2.500 ans. Marcel Sendrail a vécu cette mutation. Après plus de cinquante ans de vie médicale, il revient sur ses premiers contacts avec la médecine.
L'étudiant trouvait alors accès à la Faculté par un portique sévère, celui de l'anatomie. Nul moyen de se dérober à sa connaissance la plus minutieuse et la plus aride. On ne pardonnait pas, lors de l'examen, l'oubli d'une des dix branches collatérales du facial ou l'ignorance de la topographie de la protubérance annulaire. Mais l'opportune permanence des structures humaines procurait à la médecine des assises stables, solides et définitives. Le futur praticien était assuré que, jusqu'au terme de son existence, rien ne changerait de ce qu'il avait appris. Les concepts physicochimiques dont on l'abreuve aujourd'hui, lui donnent-ils pareille garantie ? Au demeurant, mieux vaudrait peut-être pour lui savoir que l'uretère ne passe pas au devant du côlon (comme l'imaginent, m'a-t-on dit, certains de nos jeunes confrères, enfants de la réforme), que connaître la formule développée de la fluoro 9 a méthyl 16 a predni-solone.
Cette anatomie, tout élève était requis d'en contrôler lui-même les éléments par la dissection. Nous étions cinq groupés, chaque après-midi, autour du « macchabée » qui nous était dévolu, un à la tête, quatre aux membres ou aux parties adjacentes du tronc. Deux cadavres entiers ont ainsi passé par mes propres mains au cours de deux hivers. Epreuve redoutable et devant laquelle certains reculaient. Je retrouve parfois encore dans mes cauchemars la hantise de ces heures où, troupeau d'adolescents surmenés, dans d'écœurantes odeurs, dans la sordide promiscuité, dans un échange de lugubres facéties par lesquelles nous tâchions d'exorciser nos dégoûts, nous dégagions quelque trajet vasculaire, nous grattions quelque aponévrose, longuement penchés sur les restes bientôt à demi décomposés de ce qui avait été un être humain. Conçoit-on plus répugnante introduction aux mystères de la Mort ?
Une autre épreuve nous était réservée, celle de l'hôpital où nous étions astreints à pénétrer dès le premier trimestre de nos études.
Ces hôpitaux n'offraient rien de commun avec les Centres de Soins que nous connaissons à l'heure actuelle. Ils étaient restés, comme aux vieux âges, des établissements de charité, presque exclusivement destinés aux indigents. Les lits étaient, pour une part, peuplés de pauvres hères qui, à l'entrée de la saison mauvaise, venaient quêter un peu de tiédeur et l'assurance d'une pitance quotidienne. Ce n'était qu'à toute extrémité que d'autres consentaient à s'y laisser transporter et l'on y mourait beaucoup. Ils apparaissaient comme le dernier asile de toutes les détresses, le stade ultime où s'achevaient des existences avortées ou malchanceuses.
Quelle que fût la noblesse des architectures, héritées des siècles passés, l'équipement, en dépit de maints efforts de rénovation, demeurait trop souvent vétuste et l'accueil décourageant. Aux immenses salles où s'alignait une quarantaine de lits, le poêle central, alimenté au charbon, dispensait une chaleur inégale. Une clarté sinistre tombait des hautes fenêtres sur des faces hâves, des bocaux d'urines, des bols de tisane et des pansements. Mieux valait ne pas trop risquer ses regards ni son odorat vers les installations sanitaires. Il convient de rappeler toutefois qu'à la même époque, l'habitat privé ne se signalait guère par un meilleur confort : beaucoup de simples pouvaient préférer pareil hébergement à leur propre logis.
Le jeune étudiant se trouvait donc d'emblée confronté, non seulement au spectacle de la souffrance, des souillures et des plaies, mais à celui de la misère et des pires déchéances. Les premières matinées des stages hospitaliers ébranlaient durement les cœurs moins bien trempés. J'en ai connu plus d'un qui fuyait pour ne plus revenir.
Cet étudiant de première année, assidu aux dissections journalières, était donc, au surplus, convié à recevoir, chaque matin, au chevet même du malade, un enseignement clinique.
Quel profit en retirait-il ?
Observons d'abord que nos jeunes générations ont trop tendance à dater la médecine de leur avènement au monde. Elles estimeraient volontiers que même leurs devanciers immédiats s'attardaient au Moyen Age et jugeraient caducs et dérisoires diagnostics et thérapeutiques en usage au cours des années 20 ou 30. Certes nous ne voyions alors guérir ni les méningites tuberculeuses, ni les endocardites streptococciques, ni les maladies d'Addison. Mais déjà anatoxines, insuline, hormones, vitamines, chimiothérapie antivénérienne, pneumothorax, thoracoplasties, chirurgie d'exérèse permettaient de faire mieux que n'avaient fait nos propres prédécesseurs et nous éprouvions, nous aussi, quelque fierté quand reculaient sans cesse sous nos yeux les frontières de la mort. La clinique pratiquée dans notre jeunesse par tous les grands hôpitaux de France n'était nullement une clinique stagnante, mais une clinique ouverte, toujours en renouvellement, et qui déjà tirait avantage de techniques, d'abord audacieuses, vite converties en routines, explorations sous l'écran, électrocardiographies, endoscopies, cytologie sanguine, bilans biochimiques, tests endocriniens..., toutes recherches évidemment dépassées aujourd'hui, mais qui nous dotaient de pouvoirs ignorés de nos aînés.
C'est dans cette médecine en pleine mutation que se trouvait brusquement immergé notre jeune novice, non sans quelque ahurissement. La première leçon que j'entendis, pour mon compte, à l'amphithéâtre portait sur la spirochétose ictéro-hémorragique, thème alors à la mode : ce n'était, sans doute, pas commencer par le commencement. Mais, répartis en équipes restreintes, nous étions, d'autre part, soumis à un enseignement propédeutique judicieusement organisé : sous la direction d'un moniteur, nous apprenions, sur quelque malade docile, à palper, percuter, ausculter, selon les méthodes éprouvées du « petit Sergent ». Deux ou trois lits étaient confiés à chacun de nous et, pour peu que celui-ci fît preuve de zèle ou de curiosité, il était vite adopté par un interne ou un chef de clinique qui le chargeait de rédiger ses premières observations, les commentait, les corrigeait. L'heure venue de la solennelle visite du Chef de service, il s'agrégeait au groupe qui pérégrinait d'une couche à l'autre, discutant clichés radiographiques et chiffres de laboratoire. Il s'entendait parfois interpeller à l'impromptu par le maître et inviter à faire montre de sa courte science. Une ou deux fois par semaine, le cortège, patron en tête, stagiaires en queue, partait pour un voyage au bout de la nuit, entendons la morgue où, sur les tables de marbre noir, dans un décor de Jugement dernier, s'exhibaient cadavres nus et viscères épars. Là encore, le débutant se sentait blêmir.
Il arrivait que le hasard lui demandât une contribution imprévue. Quinze jours à peine après mon entrée dans un service de chirurgie, un matin de demi-vacances où un malentendu avait provoqué une pénurie d'externes, un cas d'urgence survint. Je me vis entraîner vers la salle d'opérations. « Assieds-toi. Prends. » Un Ombredanne fut inséré entre mes doigts. « Tourne. » Je tournai, surveillé du coin de l'œil par l'assistant, penché sur l'étranglement herniaire. Je revins chez moi, vacillant, le cerveau encore embrumé par les vapeurs d'éther. Je ne prétends nullement proposer cet exemple comme recommandable : il ferait frémir nos savants anesthésistes réanimateurs d'aujourd'hui. Il montre néanmoins à quel point nous étions d'emblée incorporés à la vie hospitalière, à ses exigences, à ses responsabilités, à ses drames.
Dès la fin de notre première année et sans avoir suivi d'artificieux « cours de psychologie », nous avions ébauché une expérience des âmes, nous connaissions la façon d'aborder le malade, les mots à dire, les mots à taire, les mesures à garder, les angoisses ou les pudeurs à respecter, les réticences à vaincre, les pièges à éventer, et nous nous instruisions peu à peu à acquérir ce subtil mélange de persuasion et d'autorité, de compassion et de clairvoyance qui fait le médecin digne de ce nom.
Découverte de la mort sous ses aspects les plus atroces et les plus démoralisants. Découverte de la souffrance et des pires insultes infligées par le mal au corps humain. Découverte de la misère, et la plus avilissante. Découverte aussi (pourquoi ne pas l'ajouter ?) du vice et de ses dégradations, car, en ces âges lointains, la rue, les magazines et l'écran n'étaient pas encore pavoisés d'érotisme et, dans des milieux familiaux, encore intransigeants sur la règle des mœurs, nombre d'adolescents avaient pu rester à l'écart de réalités dont la brusque révélation ne manquait pas de meurtrir certaines sensibilités plus fragiles. Tel était alors le lot d'un étudiant de première année, telle l'austère et dure éducation dont il se voyait gratifié en quelques semaines. D'emblée, il lui était donné de faire l'épreuve de sa vocation médicale.
S'il résistait (car tous ne résistaient pas), il avait reçu comme une sorte de sacrement, qui le faisait distinct de ses anciens camarades de collège, orientés vers d'autres disciplines, moins directement affrontées au réel. Il se sentait un « initié », moins initié aux secrets d'un art qu'aux mystères de la nature humaine.