Tout homme naïvement se croit le maître de ses mains. Il les traite en instruments, dociles aussitôt à des ordres qu'il ne prend même pas la peine de formuler. Il ne se défie pas d'elles. Il ne les respecte pas. Il ne remarque pas qu'il n'est même pas mené par ses mains, trahi par elles, quelquefois par elles sauvé. (…)
Je dis les mains. Elles forment un couple jumeau. Elles concourent au même labeur, toutes deux unies par une obéissance mystérieuse à la même loi. Il est des lésions du cerveau qui nous révèlent leur solidarité latente : le geste que le clinicien, au chevet de certains paralytiques, ordonne à l'une des mains, est aussitôt exactement et inévitablement reproduit par sa partenaire. Cependant, observez leurs paumes ouvertes, les longueurs comparées de leurs doigts, leurs nodosités et leur carnation : par mille détails elles diffèrent. L'homme n'accomplit pas les mêmes actes, n'exprime pas la même part de lui-même indistinctement avec ses deux mains. L'une écrit, l'autre porte. L'une stimule, l'autre retient. L'une est Marie, l'autre Marthe. La gauche, la malchanceuse (son nom même ne sert-il pas à désigner le pire de notre destin, le sinistre ?) ne refuse pas néanmoins à sa compagne une assistance patiente et c'est à elle parfois que l'initiative appartient.
L'une et l'autre ont fait le monde où nous avons notre lot. Imaginez l'homme sans mains. Toute la présomption de sa pensée n'eût été capable de rien modifier autour de lui, dans la nature inerte ou vivante. Une terre peuplée par une humanité sans mains serait demeurée une planète vierge. On peut douter même que cette terre eût servi d'habitacle à une pensée valide et que l'aventure de notre race y eût obtenu son accomplissement, fût-ce sur le seul plan de l'esprit.
Pour se transmettre ou s'accroître, en effet, une pensée doit s'enregistrer et, par les monuments et par l'écriture, celle qui enregistre, c'est encore la main. C'est la main qui d'une idée tire une forme. C'est la main qui avec de l'âme fait de la substance. Pourquoi le rêve et le sommeil restent-ils inefficaces, alors que, comme dans la veille, l'homme y est présent avec toute sa pensée ? C'est que dans le rêve nos neurones ont interrompu leurs contacts et la pensée ne sait plus retrouver les cheminements secrets qui la portaient jusques aux mains. Une humanité sans mains aurait poursuivi son histoire au sein d'un rêve inépuisable.
On approuve les vieux occultistes pour avoir qualifié la main, non seulement de pentacle, mais de pantacle, « celle qui contient toute chose... ». Mais l'homme, objectera-t-on, est aussi un visage, est surtout un visage. Certes, j'ai confessé précédemment que je crois aux visages. Les hommes dans la rue à leurs visages se reconnaissent. Mais de leurs mains ils se saluent, de leurs mains ils s'étreignent. Le visage perçoit, il exprime. La main perçoit moins que le visage sans doute, elle exprime presque autant que lui, elle fait beaucoup plus que lui. Un portrait peut mentir, où les mains sont omises.
Les mains perçoivent, disons-nous. C'est leur moindre fonction. On la négligerait à tort cependant. Elles deviennent parfois nos organes principaux d'investigation. Dans les ténèbres, d'instinct elles se portent en avant. Celles de l'aveugle ont appris à voir. Elles déploient des surfaces tactiles, plus sensibles que toutes autres par la richesse de leur innervation et la multitude des corpuscules spécialisés. Ces surfaces, souples comme des soies, mobiles comme des feuilles, diligentes comme des insectes, animées, semble-t-il, d'une curiosité propre et qui par occasion anticipe la nôtre, elles vont à la rencontre des êtres et des choses, les enveloppent, les pénètrent. Sous les téguments, ce système articulé minutieusement de tiges, de membranes, de leviers, de poulies, de conducteurs d'énergie, l'une des horlogeries les plus savantes de notre structure, c'est encore un appareil sensoriel et que l'exercice a rendu apte à justement apprécier l'étendue et le volume, la consistance et le contour, le poids et la densité. Nous l'oublions souvent, tant cette aptitude nous semble aller de soi. Il faut, pour en mesurer le prix, considérer les malheureux qui l'ont perdue, ces « astéréognostiques » qu'observe la neurologie et qui, les yeux clos par un bandeau, roulent indéfiniment entre leurs doigts l'objet le plus usuel, sans pouvoir le nommer, ni même le décrire.
La vue, furtive ou insistante, effleure seulement la matière. Elle ne découvre que surfaces, teintes, mirages. Sans les mains, l'exploration du monde ne nous livrerait qu'un flux diapré de figures, dont nous nous sentirions passivement assaillir et délaisser. Notre instinct nous commande de saisir. L'enfant tend ses bras vers la barre de l'horizon marin ou vers l'astre dont la rotondité plaît à ses paumes. Aux origines, l'homme se connut comme tel lorsqu'il acquit avec les éléments un contact immédiat. Il apprit à flatter le tronc musculeux des chênes, à éprouver dans l'interstice des doigts la fraîcheur des sources, la moiteur des mousses, le pelage des bêtes familières. Ses mains, il les éleva dans les nuits, pour en capter les souffles, en supputer les courants ; il les plongea dans la profondeur vive des matins pour « palper le sein de l'espace », comme disait Lautréamont ; il les offrit au soleil, ainsi que des miroirs jumeaux.
A l'extrême de la sensation, ce qu'il trouva, ce fut aussi la douleur. Ses mains lui enseignèrent parallèlement à jouir et à souffrir. La science des tortionnaires discerna vite en elles des zones où la cruauté se fait plus cruelle. De leur labeur sans répit les deux ouvrières reviennent journellement blessées.
Car ces sensibles sont aussi des industrieuses. Les mains font . (…)
Observer appartient à l'œil, expérimenter à la main. La main vérifie l'adéquation entre le concept et la chose. Elle établit notre rapport au réel. Elle nous fournit de certitudes positives. Elle est l'organe de l'évidence. Salomon ne mérite-t-il pas créance quand il loue la Femme forte de faire œuvre « dans le conseil de ses mains » ?
Mais, poursuivant ainsi leur tâtonnante aventure, il arrive que ces capricieuses préfèrent s'exercer dans l'inutile. Les mains jouent. Elles jouent à construire un monde de figures, un monde magique et enivrant, où rien n'a d'autre fin que d'étonner, émouvoir ou signifier.
A se faire instrument de l'art, les mains, innocentes ou perverses, apprennent à dresser sur les lisières de la nature, et parfois en rébellion contre la nature, un système de formes et de valeurs qui, pour plaire, n'ont pas besoin de servir, ni, pour exalter l'âme, de s'astreindre à la raison. Elles apprennent, du même coup, à mieux pénétrer la nature, car la nature se révèle à nous d'autant mieux qu'elle incline à imiter l'art. Les mains ne connaissent que ce qu'elles eussent été capables de produire.
Kunst ruht auf Handwerk, « il n'est d'art que de la main », disait Gœthe. Où paraît la machine, périt l'art. Que d'arts ont péri et, avec eux, d'irremplaçables secrets d'existence ! Ne devons-nous pas admirer néanmoins que demeurent encore debout parmi nous, dédaigneux des recettes de notre civilisation mécanique, les tenaces survivants des âges où, sœur de la chance et du génie, la main nue avait seule pouvoir sur les choses ? La main du sculpteur approche toujours de la pierre avec les mêmes ruses et les mêmes violences que celle de Myron ou de Scopas. La main du peintre s'évertue toujours sur des surfaces avec la patiente délectation que déjà Roger de la Pasture prêtait à celle de saint Luc. Toutes travaillent à mettre en éveil notre propre sens du toucher. Si, selon Berenson, la grande découverte de Giotto fut de stimuler notre « imagination tactile » par des figures qui exercent sur nos corps une fascination au moins égale à celle du réel, si le don de Pollaiuolo fut de dresser des personnages à des attitudes ou des mouvements qui sollicitent les muscles du spectateur de les reproduire ou de les mimer, on peut dire que les arts plastiques se proposent comme objet d'instruire la main à prendre conscience de ce qu'au sein de l'espace elle peut.
D'autres mains ne se contentent pas de l'espace. Leurs jeux ont besoin de la durée. La main musicienne est, de toutes, celle où, le plus manifestement, l'âme se concentre. Avons-nous assez de gratitude et d'émerveillement pour ces mains inspirées qui, par le seul sortilège de quatre cordes, transposent, au-dedans de nous, notre silence en jouissance ? Il nous suffit de regarder, sur l'épinette ou le luth, les mains ardentes de ces hommes de Giorgione ou de Titien, les mains distraites et secrètes de ces femmes de Vermeer, pour entendre l'écho passionné de songes qui jamais maintenant sans doute ne se taisent, car ils se propagent désormais là où le temps n'a plus de cours.
Les mains qui comptent ne définissent que des objets et n'acquièrent du réel qu'une science analytique et utilitaire. Les mains qui jouent sont celles qui sont allées le plus avant vers la possession du monde. Car elles se sont risquées jusque dans la substance des heures, diurnes ou nocturnes ; elles sont entrées en communion avec les existences les plus cachées au cœur de la matière ; elles se sont accordées aux harmonies qui, des astres aux électrons, animent le branle universel ; elles sont devenues branches et grappes, et, comme la Daphné du Bernin ou de Chassériau, ont laissé des sèves monter en elles, dérivées du sol même où conçoivent les dieux.
Ministres d'une volonté créatrice, elles assument des responsabilités. Les mains discernent le bien et le mal.
Devant une imploration, certaines s'ouvrent, avant même d'en avoir reçu licence. On mesure une générosité à ces paumes spontanément libérales, qui ne réservent rien, qui se tendent d'emblée vers leurs sœurs suppliantes, vers les lèvres qui ont soif, vers les épaules qui ont froid, vers la chaîne qui pèse aux chevilles du captif. Le geste et, peut-être, l'inspiration de l'offrande sont commandés par la structure de la main déployée.
La voici qui se referme, s'il lui appartient d'explorer un organe ou de panser une plaie. Cruelle pour mieux sauver, elle insinue l'aiguille dans les vaisseaux ; elle plonge la lame jusque dans les viscères où la vie hésite ou se refuse. L'imposition du thaumaturge laisse s'épancher sur une souffrance en attente, de la coupe renversée, le don des ondes bénéfiques.
« Main de justice » jadis dans la droite du roi, elle arbitre les conflits, elle rassure l'innocent, elle châtie. Qui n'a vu ces mains trop lestes répartir sur les joues leurs cuisantes sanctions, insoucieuses d'autres décrets, comme si leur sens propre de l'équité leur conférait le droit de juger sans appel ? (…)
Il est, cependant, pour échapper à l'abjection, pour triompher du néant, un suprême secret, et ce sont les mains qui le détiennent. Il leur suffit de se joindre.
Un jour, si le sort nous accorde de bien mourir, nos mains seront ainsi disposées, paume à paume, au-devant de notre sein. Gisants dociles, nous prendrons notre attitude pour l'éternel et descendrons nous confondre avec ce peuple aux phalanges entrelacées, qui poursuit dans l'opacité de la terre chrétienne une prière sans fin.
Les mains prient. Elles ont toujours prié. Dès qu'un être eut été pourvu de mains, ce fut pour en faire des prières. Au troisième millénaire avant le Christ, le « Meunier » de Mari ou Goudea, gouverneur de Lagash pour les rois d'Ur, unissent leurs doigts devant l'image de leur dieu à la manière des fidèles des catacombes ou des cathédrales. Beaucoup plus tôt encore, sur les parois des cavernes cantabriques, nous apparaissent les premières figurations d'hommes ou de fragments d'hommes : ce sont des mains, des mains gauches, des mains parfois marquées de mutilations rituelles, et ces mains attestent pareillement au nom des âmes. Ces mains aurignaciennes, elles crurent, elles implorèrent et, dans les dédales des temples noirs, elles tâtonnèrent obstinément à la poursuite d'on ne sait quel mystère.
N'est-ce pas ainsi qu'elles se vouèrent au service du feu ? Lorsque eurent été fondées par les enfants de Caïn les premières villes ceintes de murs, les mains les plus pures y furent choisies pour nourrir la flamme où se perpétuait le génie de la cité. Mains gardiennes, ne parurent-elles pas désormais participer de la nature subtile de ce qui, dans la matière, ressemble davantage au sacré ? On le croirait, quand on voit la lueur que portent devant elles les servantes de Georges de La Tour, émaner de la pulpe diaphane des mains qui la sécrètent plus encore qu'elles ne la protègent.
Gardiennes du feu, gardiennes de foi. Nul serment dont la validité n'ait besoin de leur libre et mâle adhésion. Par elles est scellée une vérité dans une volonté. Dans la Rome primitive, la dextre était considérée comme le sanctuaire de la foi jurée, la Fides. Selon Tite-Live, le roi Numa institua pour cette déité un culte que les Flamines célébraient, les doigts enveloppés de bandelettes. Quand, se rencontrant, deux familiers serrent leurs mains droites, ils perpétuent encore le rite de la Fides.
Sur la poitrine des gentilshommes du Greco, les mains frappent, tous doigts écartés, hors le médius et l'annulaire joints, en signe de communion passionnée entre une conscience personnelle qu'elles affirment et une transcendance dont elles la déclarent fièrement sujette et tributaire.
Qu'elles se détachent de la poitrine croyante et soudain, comme aimanté par quelque attraction zénithale, l'index, seul, se dresse. Que désigne par là, sourire, connivence, promesse, le Précurseur du Vinci? La semence lèvera du sillon, la dépouille lèvera de l'humus. Quand le doigt a proposé l'image et l'exemple de la surrection, quand la main a commandé l'espérance, on n'a plus le droit de consentir à la mort.
Mais l'oraison la plus haute exige leur double ascension. Tandis que la face se tourne vers l'Orient, on les voit s'écarter aux extrémités du ciel la senestre à l'Étoile tramontane, la dextre au Verseau, puis, soudain, dans un grand circuit à travers les constellations, se précipiter l'une vers l'autre, se lier, s'enchaîner l'une à l'autre. Les mots ne sont plus nécessaires, d'un incapable langage. Par-delà les mots, par-delà même le silence, le geste adorant suffit.
Pour que survive à l'instant l'extase contemplative, les doigts unis s'allongent, arcs vivants d'une tremblante ogive, où la fragilité humaine enclôt tout ce qu'elle peut abriter d'éternel. Dans la Pietà d'Avignon, les mains en flèche de l'orante transfigurent une veillée de mort en élévation. Mais, c'est mains croisées que, emportée par le plus suave souffle de tendresse qui soit jamais monté de la terre, la Vierge d'Enguerrand Charonton, comme une prière faite étoile, aborde aux limpides règnes de l'amour. « Vous serez préservés de tout mal, tant que vous saurez joindre les mains. »
D'avoir trop approché le divin, comment ces téméraires ne conserveraient-elles pas dans leur chair parfois des traces brûlantes ? Sur l'Alverne, la flèche du séraphin les transperça et c'est par ses mains que le Stigmatisé fut jugé digne d'une similitude avec le Crucifié.
Car les mains vers lesquelles, horrifiées et avides, tendent toutes les mains, elles se convulsent là-haut, dans la ténèbre de trois heures, sur l'écorce du gibet, vertes, hideuses, telles que les vit Mathias Grünewald, crispées autour de l'atroce déchirure qu'agrandit encore la pesanteur de l'agonie, les mains qui sauvent, les mains rédemptrices.
L'arbre de vie s'achève dans la fleur suprême vers laquelle montent ses plus pures sèves. Ces virginales plantes humaines que Neroccio ou Domenico Veneziano nourrirent de sucs si délicats que la chair s'y exténue, fleurissent par leurs mains plus encore que par leurs joues et les pistils de leurs doigts s'offrent aux rosées du ciel. Sont-ce, pareillement, des tiges ou des bras, des mains ou des corolles que Botticelli se plut à balancer, à nouer et à dénouer au-dessus de la ronde des Grâces, nymphéas entraînés dans les nappes musicales de la Primavera, comme dans une eau courante ?
La vie s'y achève. La vie s'y exprime. Toute l'âme dans la main se résume, toute l'âme, une seule âme. Car cette main qui perçoit, fait, pense, joue, discerne bien et mal, prie, est donc personne. Du moins, une personne, à nulle autre semblable, formule-t-elle dans chaque main sa différence. Main, organe par lequel le Moi au monde se mesure et y fait œuvre inimitable, main, organe du Moi.
Certes, dans le visage le Moi possède un instrument d'expression plus éloquent, plus riche de résonances, de timbre plus nuancé et plus apte à manifester la subtile diversité de ses états successifs. Mais la mobilité même de ce masque équivoque nous trahit. La plus fugace émotion désagrège ses structures trop instables ; la passion l'aliène ; les servitudes et les compromissions de la vie le prostituent ; l'écoulement du temps l'use et l'efface et, de remords en reniements, il finit par ne plus exhiber que l'aveu de ses déroutes, voire son consentement au non-être. Il y a dans les mains plus de permanence. Moins vulnérables peut-être aux remous affectifs, mieux défendues contre les dégradations spontanées de l'âge, elles restent davantage pareilles à elles-mêmes à travers les drames, les concupiscences et les abandons. Que de vieillards gardent de jeunes mains, des mains, tout au moins, où s'inscrit une fidélité à l'idéale pensée de leur jeunesse !
Il y a aussi chez elles plus de sincérité. Parce que, trop docilement, il obéit aux injonctions de la volonté, le visage se compose dans l'artifice, sinon la duperie. Il élabore, à l'unisson de paroles menteuses, des mimiques qui ne le sont guère moins. Tantôt pour plaire, tantôt pour abuser, tantôt par simple souci de décence, il feint et, même quand il dit vrai, c'est que la vérité s'accorde à sa feinte. Car nulle autre mission ne lui incombe, semble-t-il, que de déployer, au-devant de l'être profond, un simulacre conventionnel, le personnage social, celui auquel les autres doivent, à leur tour, feindre de croire.
Mais, de loin en loin, l'être profond aspire à remonter vers la surface et ce sont les mains qui, écartant les sables ou les tourbes où il se laissait ensevelir, tendent sa revendication en pleine clarté. Elles signalent, à fleur de sol, qu'une âme habite encore ce sépulcre imposteur. Si le visage, en effet, se fait l'interprète de nos intentions volontaires, les mains expriment notre vie latente et même, au-delà des contrôles et des inhibitions, notre inconscient. Espérances déçues, angoisses refoulées, désirs inassouvis, ressentiments inavouables leur confient des messages qui contredisent les assurances de nos lèvres ou de nos regards.
Avec quelle confusion, avec quelle stupeur parfois, nous voyons, au bout de nos bras, des mains tracer dans l'espace des signes interdits, des mains d'inconnu... d'un inconnu qui peut-être est nous ! Observez comme, dans le sommeil, elles s'égarent loin de notre corps, échoué sur la berge de l'existence, pour tenter l'aventure d'un destin défendu ou poursuivre, à travers les marécages de la nuit, on ne sait quelle néfaste ou désirable proie, dont l'aube aura peur.
Je n'ai jamais perdu le souvenir de cette main qui, un jour, sur le fronton d'Olympie, m'apparut, main de pierre, accrochée comme une aragne dans la chevelure d'une des jeunes filles lapithes. Isolée par le vide, elle imposait sa loi, inexplicable et sauvage, à la nuque de la victime qui fléchissait sous son poids. De quelle invisible zone, de quel monde ennemi jaillissait-elle ? N'y a-t-il point en nous un inconscient d'où des mains pourraient sortir ? (…)
Ces mains sont les premières qui, échappées des arcanes de ma mémoire, aient répondu à mon appel. Mais, si je n'avais scrupule de les convoquer, pour une parade vite fastidieuse, elles accourraient innombrables, de toutes les heures de ma vie, les mains que j'ai chéries et celles que j'ai exécrées, comme elles défilent dans mes songes, les menaçantes, les peureuses, les orgueilleuses, les humiliées : la main stupide et lymphatique, aux doigts égaux, aux paumes cireuses et lisses du myxoedémateux ; la main, blême ou colorée par alternances, insensible ou brûlante, de celui qu'une tumeur surrénale expose à de brusques irruptions d'adrénaline dans ses vaisseaux ; la main brune et quasi sarrasine de l'addisonien, si languissante que tout effort la décourage, renversée comme un lucane chu sur la blancheur des draps ; la griffe momifiée du sclérodermique, le moignon noueux du goutteux, le pouce en baguette de tambour du phtisique, et tant d'autres…
Mais si elles s'empressent vers nous, c'est qu'elles espèrent en nous. Elles espèrent que nous ne les laisseront pas à leur solitude, à leur difformité, à leur angoisse. Elles savent qu'en les reconnaissant tributaires des hormones, nous leur avons acquis l'ambition et souvent le pouvoir d'opérer en elles des transformations qui leur ouvriront l'accès d'une vie meilleure. Telle bénéficiera de l'irradiation ou de l'exérèse chirurgicale d'une glande, telle qutre de l'octroi de principes correcteurs.
Une bonne nouvelle s'annonce parmi les mains qui souffrent d'elles-mêmes : soyez autres. Nul destin qu'on n'ait le droit de tenir pour révocable. Apprenez à changer votre destin. Mais n'oubliez pas que, si changer de forme peut vous aider à changer d'âme, il faudra vous astreindre à changer d'âme pour mieux changer de forme.
Les hormones ne modifieront en vous qu'un faux semblant et ne vous verseront que l'ivresse sans lendemain d'un vain réconfort, tant que vous ne serez pas appliquées à résoudre vos contradictions, à surmonter vos défaillances, à conjurer vos démons.