Maigreur et obésité dans l'art
Marcel Sendrail a observé la répartition des maigres et des obèses dans les arts plastiques et remarque que les maigres sont moins souvent représentés :
« L'alternance régulière des cortèges de gras et des cortèges de maigres dans le défilé iconographique des âges reproduit l'histoire des moeurs, mais elle la reproduit au négatif. Tant il importe que l'art ne se justifie qu'à contrarier la vie. Pour l'art, dire vrai, c'est mentir. »
Car l'humanité, qui a le plus souvent vécu dans le dénuement, projette dans l'art ses rêves d'abondance.
L'homme des origines pouvait rarement se soustraire à la hantise de la faim. Or, cette faim, comment la conjurer sinon en adjurant, sinon en élevant une prière vers des divinités bien nourries ? La tribu aurignacienne se sentait rassurée sur l'issue de sa chasse ou la fécondité de ses épouses par l'ampleur charnelle, les seins exubérants, les hanches étoffées de la statuette tutélaire de sa caverne. La magie primitive eût tenu pour maléfice la reproduction d'une beauté trop chétive.
Même quand l'art oubliait sa destination sacrée, il n'aimait pas s'écarter de cet idéal de surabondance. On peut croire que sa fin essentielle est de suggérer à l'homme les réminiscences d'un bonheur perdu ou les présages d'un bonheur promis. Et par quoi s'exprimerait le bonheur, aux yeux d'une race dénuée, mieux que par les formes généreuses d'une féminité propice ? C'est aux confins des déserts qu'il fut rêvé des plus opulents et des plus voluptueux paradis. (…)
Il convient donc qu'une société n'ait plus peur de la faim pour consentir à la représentation de la maigreur, soit qu'elle ait banni cette peur par une meilleure économie, soit qu'elle l'ait apprivoisée par l'accoutumance ou l'ironie, soit qu'elle l'ait transcendée par une entente différente des énigmes du monde. L'apparition des effigies de maigres sur les parois peintes ou dans la statuaire traduit parfois un persiflage des hommes à l'égard de leur propre destin. Elle laisse pressentir aussi que l'art a pris pour visée autre chose qu'un mirage du bonheur. (…)
De quelle révolte, de quel sarcasme naît cette première de toutes les figurations de maigres, vieille de quatre millénaires, dans la tombe de Meir, ce bouvier nomade dont l'émaciation sardonique contraste avec la grasse hébétude des bêtes qu'il conduit au pâturage ? Six cents ans plus tard, sur la même terre d'Egypte, au temps de la XVIIIe dynastie, une mystique éclot, quand un pharaon schismatique oppose son dieu personnel à ceux de ritualistes routiniers, mystique qui ne saurait prendre forme que sous les aspects de la cachexie, et l'école réaliste d'Al-Amarna multiplie les images spectrales d'Akhenaton et de son épouse Nefertiti, souverains d'un royaume désincarné. L'Afrique qui aujourd'hui livre à regret ses civilisations enfouies ou effacées, comme honteuse des enfants qu'elle étouffa, laisse depuis peu ses maigres dénoncer les âges où les déserts surabondaient de vie : ainsi les danseurs filiformes de Rhodésie et, ainsi, ceux de Jabbaren, au Sahara.
Les marins et les nomades, habitués aux changeantes humeurs de la terre et de l'homme et au spectacle divers des civilisations, prennent plus de libertés que les sédentaires de la glèbe avec les dogmes et avec les formes. Ils redoutent moins de voir par occasion leurs dieux perdre de l'embonpoint. Fils de Caïn, le forgeron, les « porteurs de torques » d'Ugarit ou de Byblos, métallurgistes et prospecteurs de mines, inventeurs peut-être de l'alphabet, donnent à leurs figures la ténuité d'une hampe de lance ou d'un jambage de lettre.
Cependant les puissances obèses longtemps garderont l'avantage. Des génies sumériens aux idoles palmyréniennes, l'Asie ne cessera pas d'ériger autour de ses sables des bajoues, des croupes et des panses divinisées. Pour plaire au roi de Babylone, Daniel et les autres éphèbes d'Israël durent acquérir belle mine et fort embonpoint. Même l'ascèse de l'Inde pourvoit ses adeptes d'abdomens appesantis. Si certains bas-reliefs gréco-bouddhiques du II e siècle sollicitent la révérence des fidèles pour des torses de solitaires exténués de jeûnes, si, dans le Sud, à des fins décoratives, le style d'Amarâvati étire les corps en spirales, ce sont exceptions en marge d'une continuité où se marque un besoin obstiné d'intempérance des formes.
Il fallut l'avènement de l'esprit évangélique pour dissiper l'obsession de la pléthore charnelle. Encore n'y parvint-il qu'au prix d'une lente éducation des âmes. Car des délais s'imposent toujours entre la naissance d'une foi et la naissance de l'art par lequel elle s'exprime. Le Christ dut attendre près d'un millénaire avant d'obtenir des hommes des sanctuaires dissemblables de ceux des dieux païens et où sa croix ne parût pas une intruse.
Une civilisation allait finir cependant par adopter le canon maigre comme parangon de la beauté plastique : ce fut celle de Byzance. La tendance à l'élongation des formes devint manifeste au X e siècle, sur les mosaïques de la période dite de la Renaissance macédonienne. Qu'une subversion s'était enfin accomplie dans les sensibilités humaines, on en acquiert la certitude, quand on considère, à la coupole de Sainte-Sophie de Thessalonique, le cercle des apôtres, spectateurs de l'Ascension et qui, pour suivre l'envol vertical du Seigneur, élèvent des faces hâves au bout de corps démesurément distendus. Dès lors, tout un art témoigna des métamorphoses qui bouleversent l'homme soumis à l'invincible présence du divin. L'iconographie officielle de l'Empire se réclama presque constamment des mêmes normes anatomiques. Le XIVe siècle, celui des Paléologues, en vulgarisa les répliques : si l'affectation d'effilement des figures tourna volontiers alors au procédé, des interprétations originales du type favori ne se découvrent pas moins au narthex de l'église de Chora, à Constantinople, ou sur les fresques des monastères de Morée. Aux époques plus tardives, c'est cette morphologie encore que nous voyons dominer dans les décorations murales de l'Athos et, par exemple, au réfectoire de la Grande Lavra.
Le Musée byzantin d'Athènes offre, avec ses innombrables icônes, la plus saisissante collection de joues creuses, de torses décharnés, de thorax annelés, de ventres en bateau, de membres arachnéens qu'il soit permis de contempler. Nul ne peut douter que, dans cette vision essentiellement hiératique des corps, des déformations aussi délibérées procèdent d'un vœu d'immatérialité : la maigreur atteste la mortification, achemine à l'extase. Il n'y a place que pour les maigres, dirait-on, sur les avenues du Royaume de Dieu.
On admet que les Croisades conspirèrent à étendre sur notre Occident l'influence byzantine et c'est pourquoi, j'imagine, l'art roman languedocien du XII e siècle marqua maintes fois sa prédilection pour les formes étirées. Au pied-droit du portail de Moissac, le sculpteur allonge à tel point les corps de ses personnages qu'il ne peut les loger sous l'arcature qu'en ployant leurs nuques et leurs genoux.
L'Isaïe de Souillac, dansante volute, le télamon du trumeau de Beaulieu participent du même schème linéaire. Dans la suite, le roman bourguignon ne tenta pas de se recommander d'une autre esthétique : portant même celle-ci jusqu'aux limites de l'outrance, sur le tympan d'Autun, il parut estimer que les anges et les démons ne sauraient accomplir leur office de triage au jour du Jugement, s'ils n'étaient dotés de membres plus déliés que des pattes d'insectes .
Les maigres ne se virent plus dès lors interdire l'accès d'aucun sanctuaire. Les porches de Chartres les accueillirent. Ils envahirent les prédelles catalanes, avec le « Maître des figures anémiques » de Vich ou celui de Saint-Saturnin-de-Tabernoles et, plus tard, les retables rhénans, avec Grünewald.
Le Moyen Age tout entier leur fut miséricordieux, sans manquer cependant de s'égayer à leurs dépens. Certes, Guillaume de Lorris s'émut des « vis flestis », des « vieilles redotées » et François Villon sut associer au plus tendre chant du cœur les « lèvres peaussues » et les « mamelles retraites » de la belle qui fut heaumière, mais ce même temps n'hésita pas à faire rire les crânes et danser les carcasses sur la lande ou dans les ossuaires. La consomption des corps l'instruisit à regarder par-delà les corps. Cette sorte de revers mystérieux et tragique de la vie charnelle, qui mieux le devina que l'anonyme voyant dont les mains priantes conçurent le Dévot Christ de Perpignan ?
Le Seigneur Diable, si entreprenant au déclin des siècles gothiques et si bien considéré, aimait accoutrer ses serviteurs à sa mode stricte et pointue. C'est pourquoi le Couronnement d'Enguerrand Charonton nous montre les fourriers de l'Enfer aussi minces qu'encornés.
La Renaissance italianisante, qui se garda de rompre d'emblée avec les lignes architecturales familières à la vieille Chrétienté, ne proscrivit pas davantage les maigres du décor qu'elle innova. L'école de Parme les appela au premier plan de sa figuration, comme l'attestent le Jugement de Paris, de Giacomo Zanguidi, ou la Madone au long cou, de Francesco Mazzuoli. En France, l'école de Fontainebleau se prévalut de ces exemples et l'Eve Pandore de Jean Cousin ou la Diane d'Anet firent rêver toute femme, par la nerveuse sveltesse de sa membrure, d'entrer en émulation avec les biches des forêts royales.
Ne fut-ce pas encore, un peu plus tard, d'une résurgence lointaine des traditions esthétiques des Byzantins que dériva la tentative de celui que, par excellence, on peut tenir pour le peintre de la maigreur, Greco ? (…) Domenico Théotocopuli, issu d'une famille phanariote de Constantinople, immigrée en Crète, naquit près de Candie, à Phodèlé. Il apprit les rudiments de la peinture auprès des moines enlumineurs d'icônes de son terroir dont il ne s'éloigna qu'aux abords de la vingtième année. Si sa jeunesse ne se refusa pas aux séductions et au lyrisme païen de la Venise de Titien, il n'eut de cesse, dans sa maturité ibérique, qu'il ne se fût dépouillé des richesses trop voyantes, acquises au bord de la lagune, et qu'il n'eût retrouvé les secrets de l'art sévère et mystérieusement dématérialisé de ses premiers maîtres crétois. A leur exemple, il fut obsédé par le thème de la maigreur.
De l'ouvrage inaugural de sa période tolédane, toute influence vénitienne n'a pas disparu : les assistants des funérailles du comte d'Orgaz gardent encore quelque retenue dans la cachexie, mais déjà, au registre supérieur, les acteurs de la scène céleste, le Christ et le Précurseur, blêmes et consumés, allongent des membres de mantes ou de criquets. Le temps vint où l'artiste ne toléra plus sous son pinceau que des visages exsangues et ravagés. Qu'apôtres ou cénobites se soient accommodés du régime ascétique auquel il astreignait ses modèles, on s'en étonne moins que d'observer avec quel étrange mimétisme, pour plaire à leur peintre, tout le peuple des riverains du Tage, qui devait bien compter quelques bons vivants aux vigoureux appétits, militaires, prélats, licenciés, clercs ou seigneurs, rivalisaient en émaciation.
Dans la Résurrection du Prado, les corps jaillissent de la pénombre, étroits et nus comme des lames. Sur les retables de la vieille capitale mozarabe, à San José, à San Vicente, à San Domingo el Antiguo, on voit tourbillonner de singulières créatures graduellement déshumanisées et dont la chair disloquée et blafarde semble aspirée par les cyclones des mondes inconnus. Aux ultimes expériences du Crétois, avec le Laocoon, avec l'Amour profane de la collection Zuloaga, la hantise devient délire et les larves s'écartèlent dans une lumière qui n'est plus celle que sondent nos regards.
Ces images hallucinatoires ont fait déraisonner bien des commentateurs. Il suffit d'observer que, chez Greco, comme chez ses initiateurs byzantins, la maigreur des personnages croît à la mesure de leur caractère sacré et qu'en définitive le recours à des formes plus subtiles n'a d'autre objet que de proposer un équivalent plastique des existences incorporelles.
Mais Greco, en son temps même, faisait figure d'isolé. Lorsqu'il mourut, en 1614, un autre déjà triomphait, un maître du septentrion, qui allait engager l'art européen dans des disciplines toutes différentes, où se substituerait à la quête des réalités invisibles l'exaltation sensuelle de l'homme et de la nature. Avec Pierre-Paul Rubens, l'obésité inaugura dans l'art un long règne de près de trois siècles. De Jordaens à Renoir ce ne furent plus que déités plantureuses, cupidons à fossettes, voire martyres potelées ou saintes mamelues, car le profane et le sacré bénéficièrent à l'envi de cette exubérance de matière vivante.
A vrai dire, depuis l'ascension sociale d'une bourgeoisie marchande, les obèses préparaient dans le Nord leur empire futur. Le chanoine Van der Paele de Jan Van Eyck, le Juvénal des Ursins de Jean Fouquet, le Roi René de Nicolas Froment, le chancelier Rolin de Jean Perréal annonçaient de leur masse compacte et de leur mine fleurie les temps où le crédit des hommes se mesurerait à leur poids. Au jugement d'un drapier des Flandres ou d'un changeur de Bourgogne, la fin de l'homme étant de manger, la plus haute dignité appartient à celui qui mange davantage et l'office de l'art sera de perpétuer les preuves que le modèle l'emporta en richesse et en autorité puisqu'il eut plus que d'autres pouvoir de manger.
Les épouses aussi doivent honorer par leur embonpoint le maître qui les nourrit. Il n'est d'aise pour les frileux que dans la compagnie de corps épais. Au pays des frimas une beauté trop gracile ne se laisserait pas contempler sans frissons. Car on jugerait à tort les personnages des fresques et des toiles insensibles au degré de température ou indifférents au mode de chauffage des logis.
La critique qui insiste avec prédilection sur le rôle déterminant des techniques ne manquerait pas de se demander, au surplus, si la peinture à l'huile qu'inaugurèrent les frères Van Eyck ne se prête pas davantage par ses empâtements à la représentation des plénitudes. Le pinceau épouse complaisamment toute rotondité et refuserait volontiers des angles à la nature.
Certes, la tradition catholique parut d'abord maintenir le goût d'une consomption toute pénitentielle, celle, par exemple, qui affecte, même dans son faste domestique, le couple Arnolfini, tel que le peignit Van Eyck. Mais Martin Luther, en proscrivant les carêmes, affranchit des dernières entraves les appétits d'expansion de la chair. Ni la foi sans œuvres ni le libre examen n'inclinent aux servitudes des restrictions alimentaires. L'esprit de la Réforme enfanta Jordaens et celui de la Contre-Réforme se résigna, pour condescendre aux revendications des sociétés nouvelles, à laisser le souffle de l'extase animer des formes rebondies, à l'égal des nuées qui ravissaient les béates jusqu'aux parvis où les accueillaient des rondes de chérubins dodus.
Si la maigreur ogivale exprimait un élan d'insatisfaction et le divorce entre l'âme et sa condition physique, la volute baroque trouve sa fin en soi. Elle entraîne l'être entier, corps repu et âme contente, dans une giration immobile où il croit obtenir la possession d'un absolu.
Les sociétés passent ; mais il n'est pas sans exemple que les obèses survivent aux révolutions.
On aurait pu présumer néanmoins que, dès l'avènement des temps romantiques, Vénus se hâterait de devenir poitrinaire et qu'il ne serait plus visage ni gorge dignes d'émouvoir si à leur enchantement la phtisie ne collaborait peu ou prou. A vrai dire, l'œil éprouve plus de peine à contracter l'habitude d'un nouvel idéal linéaire que la sensibilité, d'un nouveau style de vie. On aima mieux ouïr le sanglot d'Elvire que voir s'amenuiser ses appas. Les Français d'alors qui respiraient si volontiers, avec leurs poètes, l'haleine des sépulcres, ne choisissaient pas moins, pour en décorer les murs de leurs logis, les émules des sultanes bovines de M. Ingres, et Delacroix lui-même n'accrochait à la barque du Dante et n'immolait sur la couche funéraire de Sardanapale que des corps de filles d'auberge flamandes.
« Si la femme grasse est parfois un charmant caprice, la femme maigre est un puits de voluptés ténébreuses. » C'est Baudelaire qui nous en assure et c'est lui qui sut enfin restaurer la maigreur dans sa dignité première. Les maigreurs éclosent de toutes parts au milieu des parterres des Fleurs du Mal. Non sans s'aider du crayon de son ami Constantin Guys, le poète instruisit ses contemporains à deviner sous la sphéricité des crinolines la perverse souplesse du « Serpent qui danse ».
A mesure que le siècle s'acheminait à son terme, les femmes se laissaient prendre davantage au sortilège de la maigreur. L'exemple de Dante-Gabriel Rossetti et de Burne-Jones ne fut perdu ni pour les décorateurs ni pour les couturières: après un stage au bord des lacs d'Ecosse, les nymphes préraphaélites reparaissaient à l'heure opportune sur les cimaises pour convaincre nos pères que seules les faces chlorotiques, les poitrines impubères, les hanches strictes et les flancs stériles méritaient l'hommage d'une jeunesse bien née. Les fantômes sinueux exhalés de la cigarette de Mallarmé et les ombres que suivait languissamment Rodenbach sur les quais de Bruges, préludaient au style dont, par la vertu de la gravure ou de l'affiche, Félicien Rops ou Toulouse-Lautrec firent la loi esthétique d'une époque.
Ce n'était plus sans doute, comme jadis, l'obsession du sacré qui étirait si morbidement les formes ; n'en étaient-ce pas les contrefaçons ou les approximations par les songeries occultes chères à l'ésotérisme, rançon des âges incrédules ? Ou bien la confiance d'une société dans un progrès indéfini et le spectacle d'une prospérité toute matérielle appelaient-ils dans l'art, en manière de compensation obscure ou de remords inavoué, un besoin d'ascèse et de mortification ? On peut observer aussi que la licence vulgarise la nudité et que, tôt ou tard, la nudité tend à transgresser sa propre limite par le décharnement.
Les plus dramatiques conjonctures n'ont paru, depuis lors, ni renverser ni sensiblement infléchir l'évolution du goût. Les aïeules se fournissaient de modèles de sveltesse chez Boldini, Helleu ou Jacques-Emile Blanche. Les mères ont fait fi des conseils de générosité qu'elles auraient pu recevoir de Fernand Léger ou de Marcel Gromaire, pour ne retenir que la leçon restrictive d'un Jean-Gabriel Domergue. Les filles, à leur tour, attendent de Francis Grüber, de Jean Carzou et de Bernard Buffet de plus efficaces recettes pour leur cure d'amaigrissement. Le style des trois générations a obstinément visé à la parcimonie. Comme les façades des édifices ou le mobilier, les poitrines n'offrent aux regards perplexes que surfaces planes et répudient toute superfluité ornementale. Ainsi le grand carême de l'art se poursuit-il encore. S'il a provisoirement abouti dans l'abstrait, c'est sans doute que l'abstrait peut passer pour la forme suprême du maigre.
Des preuves multiples nous ont été apportées cependant que l'art toujours retarde sur l'événement. Or l'événement essentiel de notre temps, ne convient-il pas de le chercher dans le fait que la terre a cessé d'être à la mesure de l'homme ? La terre se rétrécit, l'homme prolifère, la peur de la faim reparaît. Qui sait si, en application de la loi que nous nous sommes essayé à dégager, l'art ne verra pas renaître l'antique culte propitiatoire et conjuratoire de l'obésité ?
On pourrait le croire quand on observe avec quelle fidélité les figures féminines, taillées ou modelées par Zadkine ou Brancusi se souviennent des images paléolithiques de Lespugue, de Savignano ou de Vestonice : même éruption de formes, même foison de convexités, même éclipse du visage, même fuseau terminal... La statuaire a déjà montré qu'elle aspirait à retrouver la garantie des masses et des fortes assises. La peinture suit, de moins bonne grâce. La mode suivra. Mais il faut que les générations meurent pour que les styles muent.
L'alternance régulière des cortèges de gras et des cortèges de maigres dans le défilé iconographique des âges reproduit l'histoire des moeurs, mais elle la reproduit au négatif. Tant il importe que l'art ne se justifie qu'à contrarier la vie. Pour l'art, dire vrai, c'est mentir.
Sagesse et Délire des Formes , pp. 104-113.